Le travail du deuil
Dans la nuit qui suivit la mort de mon plus vieil ami, mon oeil gauche se mit à saigner et ce cauchemar me visita : Homme lige des steppes... A peine inscrit, le vers se convertit en Homme steppe des liges, et quelle version favoriser ? Manquent les trois suivants, que Jean Laude aurait soustraits de son recueil juste avant le dernier départ pour l'Afrique. Le souvenir s'attarde sur les traces de l'abandonné errant en plein désert en quête d'un point d'eau. "Baptismale" à l'en croire, comme s'il s'était repris au piège de l'espoir. A midi, la ville d'argile rouge s'érige sous le soleil, enclose en ses remparts, dont les sorciers masqués miment la fondation. Le plus âgé, casqué d'une carapace de tortue figurant "l'astre initial", couvert de cendres, piétine un adversaire invisible, à peau blême, qui repose à présent, soigné par les femmes, sous un dais de roseaux. Soigné ? Exténué plutôt par les ponctions de sang que ces harpies prélèvent d'heure en heure aux lieux les plus mortuaires de son corps, au point qu'il ne serait plus, selon l'informateur, qu'un labyrinthe de plaies et de piqûres, balisé de carmin, d'où se détachent par éclairs des zones habitées de peuplades indéfinies, réfractaires aux rayons X. Le reste, d'un gris marin, s'assortit aux couloirs de l'Hôtel-Dieu où des infirmières pulvérisent partout une sorte de laque dont l'épaisseur obstrue la respiration et, d'autre part, rend illisibles les pages que le malade dissimulait sous son matelas. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que l'horloge murale marque de ses aiguilles le 16, le 30 et le 2, au moment où le visiteur s'entend signifier, non sans angoisse : "La proximité de la mort est égale pour tous".
C'était mon plus vieil ami. Nous nous étions connus sur les bancs du Musée de l'Homme où nous préparions, étudiant de concert, un certificat d'Ethnologie. Notre première espièglerie avait été de subtiliser, au cours de Paléo, le crâne d'un petit chimpanzé pour l'exposer, avec la charmante complicité d'une secrétaire, dans la vitrine où siégeait celui de Descartes, dûment pourvu d'une étiquette :
"Le Crâne de Descartes à seize ans". La seconde : oser frapper au bureau de Michel Leiris pour lui proposer, à l'adresse des Temps modernes, deux textes qui, de fait, parurent le même jour : de Laude, Les Noces de Federico Garda Lorca, et de moi, quelques traductions de Poète à New York (Novembre 1947).
Puis, toute une vie passa, sans que jamais nous nous perdions d'esprit. Même lorsque j'enseignais "aux Amériques", comme il disait. A chaque retour en France, pour échanger nos livres, nous nous retrouvions chez Lipp ou chez lui. J'aimais bien sa façon de se crisper devant la vieillesse, de se fortifier de tous nos souvenirs. Ce fut lui qui m'annonça, un jour, par téléphone, la mort de notre ami commun, Roger Giroux. Outre-Atlantique. Ce fut lui qui, persuadé que j'étais là-bas en souffrance d'exil, me força presque à revenir "au pays" pour passer de la Littérature à l'Histoire de la Peinture à l'Université de Picardie, en cet Institut d'Art que venait de créer notre ami Paul Mayer...
L'amitié, la fraternité, était sa religion. Le 8 décembre 84, après une ou deux visites à l'hôpital où, depuis son opération, il semblait aller mieux, j'avais pris rendez-vous avec l'infirmière pour lui rendre visite à 15 heures, et venir le chercher peu après pour l'emmener chez moi, à la campagne, en convalescence. Retenu aux Editions du Seuil, je n'arrivai qu'à 16 heures 32 à l'Hôtel-Dieu. Il venait de mourir. Un infirmier martiniquais me demanda si je voulais le voir. Je préférai garder le vivant souvenir de sa personne, et dans le froid glacial d'un hiver précoce, j'allai pleurer sur les quais de la Seine . Je le pleure encore. Je l'aimerai, comme disent les Cheyennes, via Maurice Roche, "jusqu'à ce que les pierres fondent".
Jean Paris
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